LA REPUBLIQUE A DEFINITIVEMENT BESOIN DE SYMBOLES

Nous allons vivre quelques semaines à l’aune d’une révision constitutionnelle sur le thème de la déchéance de nationalité.

J’ai demandé à une juriste, née en Chine, arrivée en France en 1998, naturalisée française dix ans plus tard, détentrice d’un Master en Droit de l’Université Paris Dauphine, installée avec son mari et ses deux fillettes à Aix, depuis 2014, de nous donner son témoignage, sa réflexion sur cette problématique de la nationalité et de sa déchéance.

Isabelle Feng vient de rejoindre les rangs des Républicains  “où elle entend venir nous aider à enrichir la réflexion politique dans nos rangs.”

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Deux nationalités impliquent plus de droits et de devoirs.

Française naturalisée et juriste de formation, je me sens concernée à plusieurs titres par les débats autour de l’extension de la déchéance de nationalité des binationaux. Animés par un amour identique pour notre République, les opposants à ce projet craignent de créer un fossé entre les binationaux et les mono nationaux, tandis que les partisans vont jusqu’à franchir la ligne rouge juridique qui créerait des apatrides en réclamant la déchéance pour tous. A ce dialogue de sourds, s’ajoute le flou entretenu involontairement par les discours confus de la classe politique. Il est à regretter par exemple que, François Hollande, lors de ses vœux aux Français et sur le conseil de ses conseillers, ait opté pour le terme « individus » pour désigner les français concernés par la nouvelle mesure, au lieu de «binationaux ». Si l’on croit ce que rapporte le “Canard Enchaîné”, le choix de ce vocabulaire avait pour but d’éviter de heurter la sensibilité de plus de 3 millions de binationaux dont nombre d’électeurs. Or en écartant la désignation précise «binationaux, nés français ou non»,  le message qui se voulait lénifiant du chef de l’Etat a produit des effets inverses. Des voix s’élèvent l’une après l’autre contre une éventuelle fabrication d’apatrides et dénoncent une inégalité flagrante. Le débat juridique se mue en une quête d’égalité des citoyens, cette passion française  «insatiable éternelle » qui, d’après Tocqueville, pourrait parfois être poussée «jusqu’au délire».

Pourtant la polémique est moins enchevêtrée qu’elle ne paraît. D’abord, exit « la déchéance pour tous » qui produirait des cas d’apatrides de manière inéluctable. L’État de droit doit garantir à tout individu une nationalité et il s’agit là d’un principe du droit international ancré dans la tradition de notre République. Ceci explique que les lois successives relatives à la déchéance de nationalité, installées dans le droit français depuis 1915, ne s’appliquent qu’aux français binationaux naturalisés. Les mono-nationaux et les binationaux nés français y échappent jusqu’à ce jour. Ainsi fut créée une inégalité de facto. Fustigée comme une mesure infligée aux binationaux, « injuste et brutale», selon Anne Hidalgo et Jean-Pierre Mignard, l’extension de la déchéance aux binationaux nés français semble plutôt, aux yeux des binationaux naturalisés, mettre fin à cette inégalité centenaire entre les binationaux. Elle s’avère donc être une mesure réellement égalitaire. D’ailleurs, il n’y a aucune raison pour que les binationaux se sentent plus visés par l’extension de la loi de déchéance, qui punit exclusivement les crimes terroristes, que par d’autres dispositifs les concernant existant déjà dans l’arsenal juridique comme en matière de protection consulaire.

Certes, en République, tous les nationaux sont égaux devant la loi en tant que citoyens. En revanche, en tant que sujets de droits, les binationaux se différencient incontestablement de  leurs compatriotes mono-nationaux car deux nationalités impliquent plus de droits et de devoirs qu’une seule : c’est mathématique. Prenons l’exemple d’un franco-américain : il peut résider et travailler aux Etats-Unis quand bon lui semble alors que pour ce faire, son compatriote franco-français doit obtenir la fameuse sésame Green Card. Le service militaire étant supprimé pour les français, un franco-israélien doit toutefois répondre à des obligations militaires sous le drapeau de l’Etat hébreu. Ce serait donc dénué de sens de parler d’égalité totale entre les mono-nationaux et les binationaux, et personne n’est assez dupe pour croire qu’il s’agit d’un motif purement statistique quand le Ministère de la Défense exige au demandeur de l’habilitation “secret de défense ” de déclarer si celui-ci possède d’autres nationalités que la française. Mais le moins que la loi doive garantir, c’est l’égalité devant le droit entre les mono-nationaux d’un côté, et de l’autre, l’égalité entre les binationaux. Cela impose que la loi de la déchéance de nationalité s’étende à tous les binationaux, sans distinction d’origine de naissance.

Sinon, pour ceux qui réclament l’égalité absolue en matière de déchéance, l’unique issue serait de rayer la déchéance de notre Code civil, ce que même les plus ardents défenseurs d’un droit égalitaire n’osent envisager.

« L’égalitarisme ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie ».

 Pour les opposants de l’extension de la déchéance, l’argument selon lequel le projet est enfanté par l’extrême droite revient régulièrement. Avouons qu’il est difficile pour les profanes du clivage politique français de comprendre cette curieuse réflexion, d’autant plus qu’elle prend l’allure d’une nouvelle version du vieil adage « mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Les querelles pour démêler si la disposition est de droite ou de gauche sont aussi futiles que fallacieuses. Qui, après avoir dégusté une bonne omelette, aurait l’idée d’établir l’arbre généalogique de la poule qui avait pondu l’œuf ? S’approprier une idée justifiée même si elle provient de nos adversaires, c’est leur «couper l’herbe sous le pieds », tel que proposé par le Professeur Olivier Duhamel.

Vu la gravité extrême qu’implique la nouvelle mesure de la déchéance, il serait logique qu’elle ne soit mise en œuvre que dans de rares situations. Mais l’utilité d’une loi ne se mesure pas à l’aune de la fréquence de son utilisation, comme en attestent de nombreux articles du Code civil. L’extension de la déchéance doit trouver sa place dans le droit de notre République même si elle ne finit par être qu’un pur symbole. Pour unir nos citoyens dans la défense de nos libertés, la République a définitivement besoin de symboles, comme le drapeau tricolore ou le buste de Marianne. Nous refusons de sacrifier la liberté pour la sécurité, de même, vouloir l’égalité à tout prix risque de mettre en péril la liberté. Quand les pays socialistes soviétiques se vantaient de la réalisation de sociétés d’égalité, Raymond Aron affirmait que l’égalitarisme « ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie », et l’histoire lui a donné raison.

Isabelle FENG – Jan. 15th 2015